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Ce texte cherche à éveiller un attachement à un terrain de lutte contre un projet d’aménagement en restituant, de façon sensible et située, certaines connaissances existantes sur ce lieu. Le prisme d’une branche méconnue de la géographie est choisi : celui de la géomorphologie, une discipline naturaliste qui vise à décrire et expliquer les formes du relief, leur origine, leur évolution et leurs interactions entre elles, avec le climat et les organismes vivants. Parce que connaître ne suffit pas pour s’attacher, il faut également, comme les activistes des Soulèvements de la terre en ce mois d’octobre 2023, gravir les pentes des vallons de la Meije jusqu’au glacier de la Girose en interrogeant les pierres, l’eau et la glace. Et accepter que ces lieux aient une valeur pour ce qu’ils sont, par l’histoire qui les a façonnés et par les vivants qu’ils hébergent, indépendamment des volontés d’accaparement et d’exploitation.

Les images qui accompagnent le texte de Xavier Bodin ont été prises sur les glaciers de la Girose et du Râteau par le photographe et plasticien Olivier De Sépibus. Elles font partie du projet Parce qu’il coule en nous des glaciers, qui rassemble vingt ans de photographies documentant la mutation des Alpes au vu de la déprise glaciaire. Ce projet donnera naissance en 2024 à un livre préfacé par Nastassja Martin.

Outre les photographies qui scandent ce parcours, une carte (que vous pouvez agrandir, comme les photographies, en cliquant sur l’image) accompagne le texte, aidant à la compréhension des éléments de connaissance du milieu apportés par la géomorphologie, notamment sur le permafrost et l’extension des glaciers. La carte permet également de se situer, en visualisant notamment les lieux traversés pour accéder au glacier de la Girose.

La géomorphologie, une façon de lire les paysages

À des échelles temporelles et spatiales très variées, la géomorphologie œuvre à comprendre comment l’érosion sculpte le relief, et comment ces processus sont influencés par la géologie, le climat, la végétation ou les activités humaines. L’approche géomorphologique démarre en général avec l’observation du paysage : que ce soit sur le terrain lui-même, ou à distance à partir de cartes ou d’images aériennes, on cherche en premier lieu à décrypter les éléments distinctifs de la topographie. Ces derniers peuvent ensuite être qualifiés de formes d’érosion ou de dépôt, selon que les dynamiques géomorphologiques creusent les terrains ou en accumulent les débris.

En haute montagne, la faiblesse du couvert végétal, qui laisse voir les formes du terrain, et la vivacité de l’érosion facilitent le travail de compréhension, et, avec un minimum d’explications, chacun·e de nous est capable de produire un récit géomorphologique plus ou moins étoffé. Ce dernier s’adosse en général à une relation sensible aux lieux, marquée par les caractéristiques du paysage parcouru, comme la verticalité et la minéralité des versants, les contrastes de couleurs ou encore la rudesse du climat, et par notre propre état physique et mental, évoluant au fur et à mesure de l’ascension, des observations, des rencontres.

Dès lors, la géomorphologie et sa pratique sur le terrain permettent d’entremêler l’histoire du lieu et de ses habitant·es à sa propre histoire intime, car, même si le paysage semble immuable, les versants sont en réalité le théâtre d’un mouvement constant. Des blocs se détachent des parois et roulent sur les éboulis ou sur les glaciers, ces derniers s’écoulent et glissent sur leur lit de même qu’ils craquent et se fissurent, les eaux de l’orage se concentrent et entraînent des coulées de boue capable de charrier des débris rocheux, et l’avalanche balaie les pentes, entraînant arbres et rochers sur son passage jusqu’au pied des couloirs.

En parcourant les vallons de la Meije et le glacier de la Girose

S’élever le long du sentier qui monte au glacier de la Girose, que ce soit par les vallons de la Meije et la brèche Pacave ou par le lac de Puy Vachier, permet d’apprécier des formes de relief variées, agencées selon la nature des roches, le gradient climatique entre le fond de vallée et les sommets, ou encore la pente du terrain et les variations de la topographie. Quel que soit l’itinéraire choisi, chaque creux et chaque bosse gravis au long du parcours (8 ou 9 kilomètres pour près de 2 000 mètres de dénivelé), chaque caillou rencontré, font voyager dans le temps et au travers des phénomènes géomorphologiques.

Ainsi, peu après avoir traversé la forêt, le sentier longe de belles moraines : ces amas de cailloux qui forment des collines allongées et effilées ont été construits par le glacier du Râteau lors de périodes antérieures plus froides et humides, donc favorables à l’extension des glaciers. La plus récente est le Petit Âge Glaciaire (ou PAG), qui a démarré au XIIIe siècle pour se terminer vers 1850 et durant laquelle les habitant·es menaient paître leurs animaux à quelques pas des glaciers.

Carte du glacier du Râteau, dans le massif de la Meije à proximité de la Grave.
La belle moraine du glacier du Râteau, que l’on parcourt en traversant les vallons, suggère particulièrement bien la dynamique du glacier qui l’a mis en place.

En remontant le long du pied de la moraine latérale, et au fur et à mesure qu’on s’élève en altitude, on traverse des secteurs de plus en plus favorables à la présence de glace dans les sols : c’est maintenant dans le domaine du permafrost qu’on pénètre, ces sols gelés en permanence, qu’ils contiennent ou non de la glace. Bien que cela reste difficile à vérifier, cette dernière est sans doute localement présente dans le sol, à quelques mètres de profondeur, pure ou agglomérée à une matrice de sable et de débris rocheux, que ce soit dans ces accumulations de blocs qui constituent les éboulis ou les moraines, ou bien, plus haut, dans les fractures des parois rocheuses du Rateau ou de l’arête des Trifides. 

Une fois passée la brèche Pacave, on bascule ensuite dans la marge « proglaciaire » : c’est-à-dire l’étendue de terrain délaissée par le glacier suite à son retrait. Ici couvert de « till » (le terme désignant le matériel déposé par le glacier), le secteur représente donc ce qu’était, au PAG, la branche est du glacier de la Girose, aujourd’hui disparue. Dans le vallon de ce qui était la branche nord du glacier, le front actuel du glacier, situé parfois à plus de 2 km de sa position en 1850, donne une idée de l’ampleur du retrait glaciaire ici, dont près du quart s’est fait au cours des 20 dernières années. Actuellement, ces marges proglaciaires sont des terrains favorables au permafrost, car suffisamment élevés et orientés au nord, lequel a pu se réinstaller dans le till après le retrait du glacier.

Plus haut dans le cirque rocheux qui entoure le glacier, des blocs plus ou moins volumineux se détachent en permanence des raides parois également prises par le permafrost. Dans le secteur, c’est la face nord-est de la pointe Trifide qui est généreuse en « dynamiques gravitaires », dans le jargon des géomorphologues : des écroulements s’y font régulièrement entendre et s’étalent en contrebas sur le glacier du Râteau, parfois plus loin dans le vallon pour les plus gros blocs. 

Enfin, on prend pied sur le glacier, dont les crevasses sont des preuves de la mobilité constante de ces lieux : lorsque la pente du lit rocheux sur lequel s’écoule la glace est trop forte, cette dernière casse et forme de grandes fractures, parfois profondes de plusieurs dizaines de mètres. Fait majeur de la vie actuelle du glacier, la perte de glace, accentuée ces dernières décennies par le réchauffement du climat, y a provoqué un fort abaissement de la surface, perturbant au passage le fonctionnement du téléski… Et cet été, après plus d’un siècle de mesures annuelles, les glaciologues ont dû interrompre la série de mesures annuelles sur le glacier voisin de Sarenne, dans le massif des Grandes Rousses : il ne reste pas assez de glace pour le suivi glaciologique, Sarenne n’est plus.

Bousculer notre relation au temps

L’observation géomorphologique nous plonge dans des dimensions temporelles et des puissances « naturelles » par lesquelles se construit ou se défait le relief, mais qui sont largement hors de nos repères habituels. Parcourir les vallons de la Meije avec des yeux de géomorphologues, c’est donc s’attacher à discerner les éléments constitutifs du paysage, les uns mis en place instantanément, les autres résultant d’un travail lent, parfois constant, parfois répété, parfois cyclique… 

Ainsi, ce cirque imposant cerné par les sommets de la Meije et du Rateau est constitué par du granite et du gneiss, portés à ces altitudes par les forces telluriques il y a plusieurs dizaines de millions d’années. À l’opposé, le bloc que l’on pousse négligemment du pied est peut-être tombé hier, alors que les lichens qui couvrent le caillou d’à côté montrent que ce dernier est sans doute en place depuis plusieurs siècles. Autre source de vertige temporel : l’évolution des glaciers. Car si on risque d’assister, en quelques générations humaines à la disparition de la plupart des glaciers alpins, on peine à imaginer que, lors de leurs plus grandes extensions, il y a plusieurs dizaines, ou centaines, de milliers d’années, les glaciers atteignaient l’actuelle plaine lyonnaise. À l’époque, le site de la Grave était recouvert de plus de 1000 m de glace et seules les plus hautes crêtes émergeaient, formant des « nunataks » qui ont permis aux plantes de survivre, protégées de la glace sur leur éperon rocheux.

Et dans le même temps, s’installait le permafrost dans les Alpes, mais en occupant alors également un bon tiers de la France, alors qu’il est aujourd’hui réduit aux plus hauts versants et bien souvent à des températures proches de 0 °C. Les rares datations de la glace du permafrost alpin montrent qu’il a souvent plusieurs milliers d’années, et que l’intensité de la fonte actuelle a peu d’antécédents. 

Enfin, parfois les phénomènes s’emballent et, l’espace de quelques secondes ou minutes, tous les éléments se déchaînent et modifient de façon brutale tout un versant ou une vallée. Une nouvelle de Sylvain Jouty parue dans la revue L’Alpe en 2006, imaginait ainsi, au travers d’une fiction prophétique, les conséquences de l’effondrement du sommet de la Meije, dû à un séisme, et la propagation ravageuse de la vague qui s’ensuivit, atteignant Grenoble, détruite alors autant par l’eau que par les polluants déversés par les usines chimiques situées à la confluence de la Romanche et du Drac… Malheureusement bien réelles, des catastrophes meurtrières comme celle de Bondo en 2017, en Suisse, ou celle de l’Uttarakhand en 2021, en Inde, toutes deux liées à l’écroulement d’un pan de versant rocheux entraînant, dans sa chute, de la glace, et engendrant une coulée de boue qui s’est propagée sur plusieurs kilomètres, sont la manifestation de ces processus géomorphologiques peu fréquents, mais particulièrement intenses.

Mieux connaître et se situer, pour agir et lutter

Ces descriptions des formes et des processus géomorphologiques qui façonnent les paysages des vallons de la Meije et du glacier de la Girose, en complément des apports d’autres disciplines scientifiques telles que la glaciologie, la climatologie ou la géologie, peuvent participer à consolider notre relation aux lieux. En effet, en décalant notre regard sur le monde minéral et froid de la haute montagne et en accordant une attention accrue à ce qui le compose, on commence à percevoir différemment les paysages traversés. 

Le glacier n’est plus une simple masse de glace, mais un acteur majeur de l’évolution des lieux, dont les moraines constituent des traces remarquables de ses extensions passées. L’éboulis n’est pas qu’une pente idéale pour skier, mais une accumulation de blocs rocheux tombés, un à un, des parois et régulièrement remobilisés par les avalanches ou les laves torrentielles. Et la paroi n’est pas que le théâtre des exploits des alpinistes qui y jouent avec le vide, mais aussi une masse rocheuse soudée par le gel, fracturée en tout sens et dont l’équilibre est d’autant plus instable que le permafrost qu’elle contient se dégrade progressivement… 

Prendre conscience de tout cela au travers de l’expérience sensible que procure la marche, en ressentant quelque part dans son corps et ses muscles le terrain, est de toute évidence une façon efficace de se relier, et donc de s’attacher aux lieux. C’est aussi ce qui permet de construire un récit qui nous est propre, mêlant aux savoirs « froids » sensés décrire objectivement le monde, notre subjectivité faite d’émotions, de ressentis et de perceptions. 

J’espère que la variété des éléments qui composent les paysages des vallons de la Meije et de la Girose, la profondeur historique de leurs évolutions ou la puissance et la singularité des phénomènes géomorphologiques provoqueront une forme d’émerveillement, ou a minima la reconnaissance de ce qui participe à faire la valeur intrinsèque des lieux. 

Reconnaître d’abord que nos valeurs doivent être soignées de décennies de capitalisme industriel, prédateur et de plus en plus hors-sol. Accepter ensuite qu’un glacier ou un éboulis ne soient pas que des ressources en pentes, en neige et en glace, susceptibles d’être accaparées et exploitées au profit de quelques-uns, constituerait un premier pas pour changer nos rapports au monde. Et s’il faut aider ce changement de perspectives en occupant les lieux et en convoquant l’écologie, la biologie, la géomorphologie ou la glaciologie, alors nous serons sans aucun doute nombreu·ses, écologues, biologistes, géomorphologues ou glaciologues, à monter à la ZAD de la Girose ce printemps.